" Le nihilisme est le refus de l'héritage , de la transmission ....L'autorité doit être sapée, le discours du maitre dénoncé ....Dans ce choix constant du pire, la question du patrimoine prend un relief particulier , en cela qu'il concerne étymologiquement l'héritage du père. Le combat actuel d'Hernani pour la restauration de la nécropole des Rois de France en est un exemple ..."
Ce texte de Nicolas Stoquer oriente notre réflexion vers notre inconscient , mais dirige encore plus certainement le projecteur vers la vacuité intellectuelle et spirituelle contemporaine .
"Couper la chaine des générations , interdire la transmission..."
Françoise Buy Rebaud
La question du nihilisme, même si elle traverse l’ensemble de la pensée philosophique occidentale depuis au moins le Gorgias de Platon, trouve néanmoins un dérivé pratique à partir des lumières, comme une des conséquences, toute inattendue soit elle, de l’Aufklärung Kantien.
L’épidémie se propagera comme c’est toujours le cas à partir d’un bord extrême de la civilisation à savoir ici en l’occurrence le grand Est Slave et Orthodoxe. Tourgueniev relate son émergence dans « Père et Fils » mais c’est Dostoïevski qui lui donnera ses lettres d’or romanesque dans « Les Possédés » ou faudrait il dire « Les Démons »… Au delà de l’assertion des frères Karamazov, « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », l’écrivain Russe pose la question de l’excès du mal, de sa transcendance aussi peut être. Au point de prendre en suspicion de nihilisme, de mettre en examen la thèse moderne inverse et si répandue qui réserve le bien au transcendant et le mal à l’immanent. Fédor Dostoïevski se souvient contrairement à nombre de ses contemporains et des nôtres soit dit en passant que dans le livre de Job biblique, il y a avant le discours des amis un prologue ou Dieu et Diable joue aux dés le destin du plus juste des hommes. Ses tourments rejoignent sur ce point la vieille hérésie Cathare et le démiurge créateur du mal et aussi, comme conséquence de la réforme catholique, le Jansénisme et l’économie de la grâce. Le libre arbitre, sa négation même, le problème du bien… Et Job de suivre la route antique des hommes pervers !
Mais c’est indéniablement Emmanuel Kant qui dévoilera le pot aux roses dans sa recherche désespérée et vaine d’un acte qui coïnciderait avec le souverain bien. Immanquablement, au crible du criticisme le plus minutieux, c’est à l’inverse qu’il aboutit systématiquement. Le bien dans son immanence paradoxale se repose sur un mal relatif là ou l’acte pure tendant vers un bien infini se renverse en mal absolu au moment de toucher au but. On connaît l’effroi avec lequel le natif de Königsberg concevait le mal radical de l’exécution de Louis XVI par les révolutionnaires français. Loin de vouloir liquider à la va vite un souverain trop encombrant, ils s’attachent à un absolu légalisme, applique à la lettre la procédure qui conduira à sa mise à mort. Un luxe de détail pour aboutir à une forme par trop évidente de suicide de l’Etat dans l’acte même qui traverse de part en part la mise en scène d’un simple régicide. Sade, le divin marquis et ses scénarii millimétrés et atroces triomphent dans la terreur.
Le nihilisme politique au 19éme siècle et son terrorisme dément disparaitra rapidement des terres slaves, enterré par le bolchévisme au 20éme siècle mais pour mieux ressurgir sous les traits d’épouvante des grands procès staliniens. L’Allemagne de l’Aufklärung après la parenthèse romantique sera elle submergée par le nazisme qui portera à des hauteurs inégalées depuis lors le nihilisme destructeur. Mais l’autre partie du XXème siècle connaitra aussi les soubresauts de l’invasion de notre réalité par la pulsion de mort. Thanatos préside au terrorisme des années 60, cette génération n’a d’ailleurs pas encore dit son dernier mot… Elle trouve un évident et paradoxal débouché avec le terrorisme islamique qui ouvre grand les portes du XXIème siècle.
Le nihilisme, de prime abord, en son principe, marque une coupure entre les générations. Il est même le refus de l’héritage, de la transmission. Il n’assume pas le pêcher originel, un nihiliste est un pur innocent… C’est être absolument aveugle au mal absolu qui rode encore que de ne pas voir que la prétention actuelle de notre monde occidental à l’enfance à tout âge et à l’innocence universelle participe pleinement du nihilisme radical. Ces singeries n’aveuglent après tout que ces futures victimes consentantes…
Se confondant aujourd’hui presque entièrement avec le vieil esprit frelaté de la révolte, il est né du ressentiment, d’un « non » disait Camus qui ne présupposait aucun « oui ». L’ambiguïté demeure néanmoins car cette pensée du néant, qui en vient et y retourne, prend toujours soin de mettre en exergue dans son anti discours la société utopique de demain. Le poseur de bombe moderne n’oublie jamais aussi avant de se faire sauter avec ses victimes de crier un grand « oui ! » à la vie… Et après tout, quelle différence entre le « non ! » d’Antigone à la raison d’Etat et celui de Créon qui prive de sépulture Polynice ? En quoi la fille d’Œdipe n’est elle pas dans le ressentiment elle qui finira par se suicider là ou le frère de Jocaste serait avec le pouvoir qu’il incarne un fondement d’un nihilisme qui ne respecte pas la loi naturelle alors qu’il fit, même si ce fut trop tard, à la fin de la tragédie de Sophocle, amende honorable ? Quel est le ressort intime du nihilisme et en quoi se distingue t-il finalement du sens du sacrifice ? La vieille malédiction Nietzschéenne retentit encore qui faisait du christianisme la matrice du ressentiment universel !
C’est dans sa manière d’appréhender le rien, le vide, ce qui est justement sa marque de fabrique, que le nihilisme se distingue de toutes les idéologies et porte la nuée sous les cieux de la civilisation qui l’a vu naître. La pensée moderne, de la Grèce antique jusqu’à nos jours, d’Hésiode à Claude Lefort fait du centre le cœur de la démocratie, de sa vacuité la condition de la liberté humaine en société. Le centre du pouvoir doit demeurer vide, ni sceptre ni temple dédié au culte et au sacré ne doit le détourner à son profit. La laïcité vient tardivement comme conséquence de l’idéologie démocratique moderne. Le nihilisme aussi… Ce dernier engage l’entreprise de destruction qu’il présente comme salutaire de tous ce qui vient faire obstacle à la pleine et entière réalisation de l’Homme moderne en société. L’autorité doit être sapée, le discours du maître dénoncé comme celui d’un usurpateur, le tyran chassé d’un centre du pouvoir qui restera vide. « Ni dieu, ni maitre ! » donc, car le centre en société comme les cieux sont désertés, l’absence n’y étant pas symbolisée. Le vide devient alors un trou, le négatif, un néant !
Il y a à l’origine du nihilisme ce qu’il est convenu d’appeler un démenti pervers de la réalité (et un déni de l’inconscient par la même occasion) telle qu’elle est structurée comme un langage. L’esprit nihiliste, dans la nuit de la pensée qui le voit prendre son envol, va faire l’impasse sur la loi du signifiant qui veut qu’un signifiant ne vaut en réalité que par rapport à un autre signifiant. Simplement signifié, la loi du langage et de la parole fait qu’il existe des silences assourdissants dont l’autorité vaudra mille discours. De même y a-t-il des absences qui sont insoutenables de présence. Un disparu ne sera jamais aussi présent qu’il ne sera plus la… Que tout signifiant sauf un (celui qui marque la loi du signifiant) est à priori son contraire, qu’il ne puisse pas ainsi être neutralisé(Le vide appelle le plein, il n’est pas un neutre ! De là aussi, l’absence de zéro dans l’inconscient occidental), nous vient de ce dispositif antique qui fait la parole magique. Pour preuve, le maître de séance qui énonce : « La réunion est terminée ! » ou comment un performatif pur ne trouve à se réaliser que de se retourner en un constatif. La parole change l’état du monde certes mais cette performance ne s’obtient à l’origine que d’être constatée. Et c‘est bien évidemment à l’intersection impossible de ce performatif et de ce constatif que se tient l’autorité. Alors, c’est là que vient opérer la perversion nihiliste, de cliver entre un versant soumis à l’autorité et l’autre qui en est dispensé, entre la parole qui consent à la castration et les actes qui font comme si de « rien était ». Niant la vacuité et le décentrage ontologique du sujet après avoir condamné l’imposture du discours du maître(le Nom du père), le nihilisme réintroduit dans la réalité l’impossible du réel, à savoir l’intersection, le revers du signifiant unaire, c'est-à-dire le refoulé, ce qui du monde ne se réduit pas au langage(Le monde de la réalité est ainsi fait qu’il ne peut être représenté dans la parole que par la perte du réel au sens ou le signifiant ne réussit jamais à coller au réel. La chose doit se perdre pour advenir…). De là l’aphorisme lacanien exemplifié, « le père ou pire » en ce sens que le nihiliste choisit toujours le pire ! La réalisation du mal absolu au nom du souverain bien !
Le nihilisme, dans sa dénonciation de l’imposture de la réalité, tente de restituer au monde sa pureté et son innocence originelle. Son onirisme confusionnel tend à culbuter les barrières, à dissoudre les frontières. Plus d’opposés, de contradictions, d’antinomies ! La loi du signifiant est balayée pour qu’advienne enfin un acte qui ne soit pas que du semblant, une autorité vraie. Il faut briser les vieilles tables de la loi pour en faire de nouvelles. Le religieux est confiné à la sphère du privé, entendez pour un nihiliste au rebut, tant l’espace public, laïque se trouve investi et paré de toutes les vertus. L’ancien privé s’exhibe ainsi au cœur de l’espace public tandis que l’indésirable est rejeté dans les ténèbres extérieurs d’un privé voué au purgatoire.
Dans ce choix contemporain du pire, la question du patrimoine prend un relief particulier en cela qu’il concerne étymologiquement l’héritage du père. Le combat actuel du Cercle Hernani autour de la restauration de la nécropole des rois de France est un exemple plus qu’archétypal en ce sens qu’il porte et signifie plus que lui-même. Il rappelle et actualise l’affrontement d’Antigone et de son oncle, il tourne lui aussi autour de la question de la sépulture. Ce que la fille de Jocaste redécouvre dans son exigence de voir enterrer son frère, c’est ni plus ni moins qu’une absence est une présence décuplée qu’il faut absolument marquer, re-pérer si on ne veut pas la voir envahir, hanter le lieu des vivants ! Car paradoxalement, la tombe, si elle rappelle, permet aussi d’oublier. Mais d’oublier dans un lieu qui permet le souvenir…C’est cela une nécropole ! Surtout quand elle concerne des rois dont la propriété comme pour tous les chefs d’Etat est de nous tous représenter dans un statut…exceptionnel, d’un point extérieur, d’exterritorialité. Le roi, comme le père, c’est toujours et déjà l’Autre ! Mourir pour lui, c’est donc faire son entrée dans notre monde, de là par exemple les cérémonies du Panthéon, « Entres ici, … »
On hérite que de disparus, ainsi le patrimoine ne peut se transmettre qu’une fois constaté le statut de défunt de celui dont on hérite. Couper la chaine des générations comme tend à le faire le nihilisme, interdire la transmission ne peut donc s’obtenir que du pire, un père bien vivant lui, débordant de vie même, qu’aucune sépulture ne retient. Un mort vivant comme pouvait l’envisager Hegel : « Un jour viendra ou la mort vivra une vie humaine ! ». La fin de l’Histoire comme totalitarisme…La fin des antagonismes, des querelles, des affrontements… Tout le contraire d’Hernani, en réalité !
Nicolas Stoquer