Michel Melot, Mirabilia, Essai sur l’Inventaire général du patrimoine culturel, Bibliothèque des Idées, Nrf, Editions Gallimard, Paris, 2012, 290 p
Mirabilia, qui sert de titre à ce livre, désigne en latin des « choses étonnantes et admirables ». Le nom merveille et l’adjectif merveilleux en viennent, mais ce n’est pas dans ce sens du français moderne qu’est entendu le titre, non plus que dans le sens de « miracles » qu’il a pris dans le christianisme, mais dans son sens latin : ce sont des « objets » qui suscitent l’admiration des hommes.
Dans l’Antiquité, l’inventaire des merveilles s’arrête aux sept Merveilles du monde, détruites aujourd’hui, à l’exception de la pyramide de Khéops .
Dans l’Inventaire général des monuments etdes richesses artistiques de la France mis en place en 1964, le nombre des objets recensés est de plusieurs millions et le recensement n’est pas terminé ou est sans cesse à recommencer. Callimaque de Cyrène, bibliothécaire à Alexandrie au IIIe siècle avant notre ère, en dressant une Collection des merveilles de toute la terre habitée, a créé un genre, dont l’Inventaire de 1964 est un avatar. Aux inventaires de merveilles qu’il recense depuis celui qu’a fait Callimaque, Michel Melot aurait pu inclure les inventaires des biens des fabriques et des « menses curiales » décidés par le décret de décembre 1809 et par la loi de décembre 1905. Certes, parmi les millions d’objets qui ont été inventoriés alors figurent des objets artisanaux ou des objets fabriqués en série ou « à la machine » qui n’ont rien d’admirable ou qui, en 1809 ou en 1905, n’avaient rien d’admirable, tels les bancs d’église, les prie dieu, les estampes, les statues de plâtre, les bougeoirs, etc. mais qui, le temps passant, plus d’un siècle plus tard, sont aujourd’hui souvent répertoriés dans l’Inventaire général du patrimoine culturel.
Michel Melot est d’abord un « homme de terrain ». Conservateur au département des estampes et de la photographie à la Bibliothèque Nationale, il a dirigé, de 1996 à 2003, l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France qui, en 2004, a changé de dénomination, s’appelant désormais « Inventaire général du patrimoine culturel ».
Les richesses et les monuments sont devenus du « patrimoine » ; l’art ou l’artistique de la culture ou du culturel ; et, dans la nouvelle dénomination, le lieu – la France – n’est plus mentionné. Le « niveau » administratif a changé aussi ; l’Etat, qui avait en charge l’Inventaire, l’a délégué aux régions.
On sait les difficultés auxquelles se heurtent ceux dont la tâche est de trancher entre ce qui relève de l’art et ce qui n’en est pas, bien que l’on s’accorde sur une définition minimale de l’œuvre d’art, unique et faite de main d’homme.
Le patrimoine est plus difficile à définir et à délimiter que l’art : tout objet, même une petite cuillère, même une réalité naturelle, un site, un paysage, un jardin, un arbre remarquable, peut être tenu pour un objet du patrimoine culturel. C’est anything you want, n’importe quoi pouvant entrer dans le patrimoine culturel.
La longue expérience que Michel Melot a acquise au cabinet des estampes et à l’Inventaire nourrit son « essai ». Le point de départ, ce ne sont pas des conceptions dogmatiques ou des présupposés sur l’art ou le patrimoine ou l’objet d’art, Michel Melot se contentant d’éclairer ou d’examiner, par ce qu’il a appris sur le terrain, les grandes questions, « théoriques » ou « dogmatiques », que posent ou que se posent, depuis Platon, les philosophes, les historiens de l’art, les spécialistes d’esthétique ou d’histoire de la culture, les anthropologues, tels Malraux, Warburg, Clair, Belting, Gombrich, Didi-Hubermann, Winckelmann, etc. Pour dire les choses avec plus de précision, il réexamine ces grandes questions à la lumière de « pratiques » ou de « méthodes » ou de « travaux d’inventaire » mis au point et suivis par les architectes ou historiens de l’art ou photographes, qui ont inventorié dans un premier temps les « monuments et richesses artistiques de la France », puis « le patrimoine culturel » des différentes régions de France. Il ne dit pas « voici ce qu’est l’art », mais « voici ce que les employés de l’Inventaire ont tenu pour un objet d’art, puis pour un objet patrimonial ».
Le programme de l’Inventaire est esquissé dans le discours qualifié « d’incantatoire » (recueilli dans les Ecrits sur l’Art, II, La Pléiade), qu’André Malraux a prononcé en avril 1964 lorsqu’il a installé, en sa qualité de Ministre de la Culture, la Commission chargée de l’Inventaire, dont il a prédit qu’il serait « le plus divers de tous », la diversité n’étant pas un effet de la volonté du ministre, mais résultant de « la nature de nos arts ». De fait, il n’y a rien de plus « divers » que les objets et monuments inventoriés depuis près de cinquante ans, « de la cathédrale à la petite cuillère », selon le mot d’André Chastel, et parmi lesquels sont inclus les corons, les chevalements de mine, les pavillons de banlieue construits au début du XXe siècle, les châteaux d’eau, etc.
Pour Malraux, qui a conscience que les conceptions de l’art évoluent, parfois plus vite que les sociétés, cet Inventaire est « très différent de ce qu’il eût été », s’il avait été fait « au siècle dernier ». Ce qui est annoncé, outre une meilleure connaissance des richesses artistiques de la France, c’est « une mise en question sans précédent des valeurs sur lesquelles ces connaissances se fondent ». La version orale de ce texte programmatique ne porte pas mise en question, mais mise en accusation : « La Commission reprendra toutes les idées consacrées sous la forme de postulat (…), ce qui conduira sans doute à une révision profonde des conceptions fondamentales sur l’évolution de l’art en France et à une véritable mise en accusation du système des valeurs jusqu’ici admis ».
Les faits ont confirmé la prévision, Michel Melot tenant l’Inventaire pour le quatrième volume de la Métamorphose des Dieux (I Le Surnaturel, II L’Irréel, III L’Intemporel), parce qu’il suppose une énième « métamorphose » de l’art et de la notion d’art dans nos sociétés. C’est la positivité même de l’art, telle qu’elle est établie par les historiens de l’art, que l’Inventaire met à mal, et cela conformément à la thèse chère à Malraux sur le « musée imaginaire », lequel regroupe des objets qui ont perdu leur fonction et surtout des images ou des photos, qui rendent enfin les œuvres visibles (« Pour que l’œuvre soit inventoriée, il faut qu’elle soit devenue visible », écrit Malraux). L’Inventaire, ce sont aussi des images, des photos, des illustrations, des reproductions, des plans, qui accèdent au statut d’objets du patrimoine, au même titre que les œuvres elles-mêmes, à tel point que les images qui reproduisent les œuvres sont plus souvent consultées ou admirées que les textes, généralement savants ou objectifs, qui décrivent les œuvres inventoriées. Le domaine de l’art est bouleversé : « nous ne tentons plus, écrit Malraux, un inventaire des formes conduit par la valeur connue, beauté ou expression (…) ; mais, à quelques égards, le contraire : pour la première fois, la recherche, devenue son objet propre, fait de l’art une valeur à découvrir, l’objet d’une question fondamentale ». L’Inventaire, c’est-à-dire le regard porté sur les objets, les transforme, tout divers et hétéroclites qu’ils sont, en objets d’art ou en objets patrimoniaux. En 1970, André Chastel, qui a participé à l’entreprise, en dresse un premier bilan dans La Revue de l’Art (Paris, CNRS, 1970, n° 9, p. 4-5) : « Une entreprise d’inventaire, (...) c’est, en somme, un effort passionnant et désespéré pour doter de mémoire, c’est-à-dire pour rendre intelligible à elle-même dans son développement, une civilisation qui tend, par son accélération propre, à perdre la dimension historique ».
Presque chaque jour, ceux qui sont chargés de recenser les oeuvres sont confrontés à des difficultés liées à la définition de l’objet d’art, puis de l’objet patrimonial, puis à la délimitation du patrimoine culturel, les limites ne cessant de se modifier, d’évoluer, de croître. De fait, la distinction communément admise entre artiste et artisan, entre artiste et artisan d’art s’efface presque totalement, bien que ces distinctions aient des effets sur la fiscalité et sur l’obtention de subventions.
Ce que l’Inventaire fait apparaître, c’est l’existence d’un « art modeste », variante de l’art pauvre. Les monuments aux morts sont des monuments, dont beaucoup ne sont pas classés. Dans les cimetières, tout est monument, des chapelles funéraires aux simples tumulus surmontés d’une croix. Faut-il les inclure tous dans l’Inventaire et lesquels classer ? Le patrimoine écrit est conservé aux Archives. Or les monuments peuvent être couverts d’inscriptions. De quelle administration relèvent ces inscriptions ? Des Archives ou de l’Inventaire ou du Musée ? Le code d’Hammourabi est une inscription. Pourtant il n’est pas conservé dans les Archives, mais au Louvre. Les mêmes difficultés se rencontrent au sujet des maisons d’écrivains. Doit-on les inventorier comme monuments ou les tenir pour des lieux de mémoire, car l’Inventaire s’est développé en même temps qu’émergeait la notion de « lieu de mémoire », entre lesquels s’établit une concurrence, car les mêmes objets peuvent relever du patrimoine et de la mémoire. Les deux notions de monument et de document sont souvent considérées comme opposées l’une à l’autre. Un monument avertit, un document enseigne. Le premier relève de l’idéologie, le second du savoir. A l’un la transcendance, à l’autre l’immanence. La représentation de Jean le Bon a été conservée pendant plusieurs siècles au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale : c’était un document. Depuis 1920, il est le premier tableau de la section « Peinture française » du Louvre. De document, il est devenu monument, dévoilant de fait que l’histoire de l’art a aussi une histoire qui y est propre.
De ses expériences, Michel Melot tire plusieurs enseignements sur la fragilité des catégories qui nous servent à délimiter, isoler, penser, étudier l’art, le patrimoine, la mémoire. Il montre aussi que la réception (le regard que nous portons sur les objets) prend le dessus sur la création, à laquelle est attachée l’histoire de l’art, et que l’intérêt que peut avoir, sur le plan anthropologique, un objet prime sur ses qualités formelles ou sur son esthétique : il dit plus de choses sur l’homme qu’une œuvre d’art. Dans l’Inventaire, le temps de l’art diffère de celui de l’histoire et échappe au temps de l’histoire. Ainsi, est confortée une des intuitions de Malraux sur l’intemporalité de l’art.
Ce « merveilleux » ouvrage est hélas rédigé dans un « style », dont le principal défaut est la multiplication des questions directes. Certes, Michel Melot a écrit un essai, et non un traité. Il est tout à son honneur, en s’interrogeant ou en feignant de s’interroger, d’exprimer des doutes. Mais les questions sont toutes ou presque toutes de fausses questions, qui n’attendent pas de réponse ou qui contiennent dans la formulation même la réponse attendue. Ce « style » tout scolaire relève d’une rhétorique surannée, dont Michel Melot aurait pu ou dû se libérer pour faire de cet essai un de ces rares ouvrages inoubliables qui refondent la réflexion sur l’art.
Jean-Gérard LAPACHERIE